Je travaille sur deux thèmes d’expertise qui n’ont pas grand-chose en commun : les beaux-arts de l’Indochine et l’illustration de bande dessinée. Chaque spécialité a sa maison de vente attitrée et le mélange des genres au sein d’une même étude est toujours difficile à mettre en place.
Au début de l’année 2018, un clerc d’étude, pour qui j’expertise d’habitude de la bande dessinée, me demande d’examiner une laque de grandes dimensions que le commissaire-priseur avait estimée sur photographie entre 200 et 300 €. Déçue par cette estimation, la cliente n’avait pas donné suite. À la décharge du professionnel, le Vietnam n’était pas encore à la mode à Drouot, et la documentation très rare. De plus, son étude était surtout réputée pour sa spécialisation dans le mobilier et les objets d’art du XVIe au XIXe siècles. Après analyse, cette laque représentait un groupe de femmes près d’un étang cerné d’arbres et était signée « Pham Hau » en idéogramme sino-vietnamien. L’œuvre avait deux singularités : elle était de grandes dimensions – d’un seul tenant au lieu de panneaux assemblés – et elle représentait des sujets féminins rarement traités par l’artiste. Au Vietnam, Pham Hau (1903-1995), diplômé de l’école des beaux-arts de l’Indochine, est considéré comme le plus grand maître laqueur du pays, et son œuvre a été convoitée par des générations de collectionneurs, de l’époque coloniale jusqu’à nos jours.
Pour rattraper cette erreur d’appréciation, je demande à entrer en contact avec la cliente afin qu’elle me donne un peu plus d’explications sur la provenance. Cette œuvre avait été commandée en 1949 à l’artiste par son beau-père gouverneur du Tonkin à Hanoï, un administrateur nommé par les autorités coloniales françaises. Ce panneau ornait la salle principale du palais du gouvernement de Hanoï (actuelle « maison des hôtes du Vietnam »). À la fin de la guerre d’Indochine, en 1954, son propriétaire s’était réfugié en France.
En accord avec la cliente et le commissaire-priseur, nous avons réévalué l’estimation de cette œuvre exceptionnelle : entre 20 000 et 30 000 €. Elle déclenché une bataille d’enchères haletante, établissant un record à 421 000 € ! Qui a l’a achetée ? Le gouvernement vietnamien !
Christophe Fumeux (+) expert en arts de l’Asie et bandes dessinées. Membre de la Fnepsa de 2009 à 2021.
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