J’avais été appelé pour un inventaire dans une ville balnéaire du sud de la France. Un monsieur avait hérité de son père qui collectionnait de manière quasi compulsive les vieux papiers, les autographes, les journaux, les photographies, les livres. Il me prévient que 90% de cette collection n’a pas de valeur, mais que le reste peut être éventuellement intéressant pour une vente aux enchères.
Dans la salle à manger, il avait déjà opéré un tri formant deux immenses tas sur la grande table. Il me montre la pile de documents qui lui semble nécessiter mes compétences. Je la passe en revue et j’établis un inventaire avec des estimations pour les enchères. Pas de trésors malheureusement.
Une fois le travail terminé, je m’intéresse à l’autre pile, celle destinée à la déchèterie. Je ne peux m’empêcher de tout regarder. C’est ma déformation professionnelle. Je suis trop curieux et puis... on ne sait jamais. C’est vrai qu’il y avait une quantité de papiers sans aucune valeur, mais là... j’ai dans les mains une lettre exceptionnelle, un véritable joyau pour le passionné des grands poètes du XIXe siècle que je suis. Je m’arrête de respirer... Je tiens un poème des « Fleurs du mal » de Charles Baudelaire écrit de sa main même. Quand j’annonce à mon client la nouvelle, il pousse un cri du cœur, s’effondre sur une chaise, devient tout rouge et s’éponge le visage. Il répète plusieurs fois « J’ai failli jeter un poème de Baudelaire, j’ai failli jeter un poème de Baudelaire... » Je crois que je n’ai jamais eu autant de remerciements de toute ma vie.
Nous sommes trois à avoir eu de la chance ce jour-là : l’histoire des manuscrits, mon client et moi. Il est parfois difficile de s’abstraire du conditionnement mental dans lequel les clients nous enferment malgré eux. On ne peut pas leur en vouloir surtout s’ils n’y connaissent rien. La force de l’expert est de résister à cette pression, de persister dans ses intuitions. Ces expériences nous apprennent à rester très humbles à chaque nouvelle situation.
Julien Paganetti est expert en autographes et manuscrits. Membre de la Fnepsa depuis 2016 et de la Cne depuis 2019.
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